La rue au féminin : un sujet délicat à traiter

Inès Edel-Garcia, Léa Delmas et Fanny Helleu

Récit du premier FéminiCiné, avec la projection-débat de « Femmes invisibles, survivre dans la rue » de Claire Lajeunie, à la Mairie du 18ème le vendredi 29 avril 2016, en présence de Nadine Mézence (élue PCF à l’égalité de genre et à la lutte contre les discriminations dans le 18ème arrondissement de Paris) et de membres de FéminiCités et de Règles élémentaires.

« Allez hop ! C’est lourd… » Barbara remet son sac de randonnée sur ses épaules et repart avec son caddie et son chien Cléo à la recherche d’un nouvel emplacement.

Parcourir 10 à 15 km par jour avec sa maison sur le dos, essayer de manger à sa faim, trouver un lieu sûr pour dormir dans un parking souterrain, un squat ou un centre d’hébergement d’urgence lorsque cela est possible, mais surtout, « ne pas savoir de quoi sera fait le lendemain ». Voilà le quotidien des femmes sans-abri. Elles sont 7 000 à Paris ; en France, elles représentent 40% des SDF. Leur nombre a augmenté de 50% en dix ans.

Durant l’hiver 2015, la réalisatrice Claire Lajeunie a passé cinq mois à Paris aux côtés de Barbara, Martine, Katia et Myriam, quatre femmes SDF aux âges et aux parcours de vie très différents. En leur posant des questions sur leur quotidien, en interrogeant les difficultés auxquelles ces femmes peuvent faire face, la réalisatrice leur a ouvert un espace de parole. Des événements biographiques tels qu’un divorce, une rupture avec les parents, une perte d’emploi ou encore la dépendance à la drogue sont généralement à l’origine de leur situation. Si Barbara explique que c’est à 80% sa faute si elle s’est retrouvée à la rue à 26 ans, elle fait néanmoins preuve d’une grande détermination à se débrouiller toute seule, sans l’aide de ses parents. C’est toutefois avec émotion, la voix tremblante et les larmes aux yeux, qu’elle exprime par moments l’envie que quelqu’un finisse par la prendre par la main pour la sortir de cette situation.

Barbara a perdu ses papiers et n’en a pas refait. Elle ne peut donc recevoir aucune aide, et n’a pas d’autre choix que faire la manche tous les jours. Elle se rappelle ses débuts : il y a deux ans, elle n’osait pas demander de l’argent à voix haute, et se cachait alors derrière une pancarte. Elle raconte aujourd’hui le sentiment qu’elle a parfois de « taxer les gens qui travaillent toute la journée et qui ont pour certains des difficultés à boucler les fins de mois ». Ce qui est sûr c’est que le temps passé à entamer des démarches pour se réinsérer socialement représente autant de temps sans faire la manche et donc sans revenus. De ce point de vue-là, elle considère que « ça peut être une facilité de faire la manche ».

Le documentaire évoque régulièrement le sentiment d’insécurité des femmes vivant dans la rue. En permanence sur leurs gardes, elles n’arrivent pas à fermer l’œil de la nuit et à reprendre des forces pour récupérer de leurs longues journées de marche avec plusieurs kilos sur le dos. Plusieurs stratégies sont ainsi mises en place. Martine, par exemple, passe sa nuit dans les Noctiliens, au chaud, pour ne pas se faire embêter dehors. Parfois, elle dort aussi accompagnée d’un homme, Sven, un jeune SDF danois. De son côté, Myriam garde les cheveux attachés et enfile sa capuche pour ne pas qu’on s’aperçoive qu’elle est une femme et ainsi, s’éviter des ennuis et des agressions. Katia raconte des violences subies lorsqu’elle habitait encore dans un squat : un passage à tabac qui lui a valu de perdre un œil.

Cependant, le lien entre ces menaces constantes et ces violences vécues et la condition féminine de ces personnes sans-abri n’est qu’effleuré. Ces femmes ont pourtant plus de mal que les hommes à trouver un endroit où dormir. Elles évitent le plus souvent les centres d’accueil mixtes, par peur des agressions. On apprend que les centres d’accueil réservés aux femmes sont peu nombreux et n’acceptent pas leurs chiens. Elles étaient auparavant parfois hébergées d’urgence dans des hôtels meublés, mais la mesure a été peu à peu abandonnée en raison des coupes budgétaires dans les subventions aux associations. La question de la violence reste superficielle, la réalisatrice ne creuse jamais cette dimension qui paraît pourtant essentielle et spécifique aux femmes et aux minorités de genre dans la rue.

A l’inverse, la question de l’hygiène est abordée sous un prisme davantage genré. C’est à l’aide de lingettes bébé que Barbara parvient à faire sa toilette quotidienne. Elle essaye de prendre une douche une fois par semaine environ aux bains-douches publics, lieu où elle s’octroie de petits moments d’intimité. Barbara y enfile ses chaussons avec délectation pour se sentir « comme chez soi », avant de regagner l’une des cabines des bains-douches publics. Lors de la séquence après la douche, Claire Lajeunie pose des questions qui font un lien implicite entre le fait de « prendre soin de soi » et se maquiller ou mettre des crèmes de beauté. De la même manière, elle questionne Myriam sur le maquillage lorsqu’elle a accès à des crèmes dans la Mobil’Douche, une camionnette équipée d’une petite cuisine et d’une douche accessible aux sans-abri parisien.ne.s. Les questions orientées de la réalisatrice projettent sa conception de la féminité sur ces femmes dont les réponses sont alors potentiellement conditionnées. Barbara dit avoir arrêté de se maquiller parce que c’est contraignant de devoir se démaquiller, et aussi parce que ça attire davantage le regard des hommes. Mais elle explique essayer de trouver des vêtements qui lui permettent de s’habiller « de manière féminine ». Myriam estime avoir perdu sa féminité, après plusieurs questions appuyées de la réalisatrice.

Cependant lorsque ces femmes abordent l’amaigrissement, la perte de leurs cheveux ou de leurs dents, leurs pieds abîmés par le froid et la marche, les questions de santé sont peu approfondies. L’exemple le plus frappant reste l’absence de la question des menstruations et de leur gestion. Or l’accès à des produits hygiéniques spécifiques à la période des règles est extrêmement compliqué pour les sans-abri, comme l’a exposé à la suite du documentaire l’association Règles Elémentaires, qui récolte des protections hygiéniques pour que le Samu social puisse les distribuer. Par ailleurs, la question du maquillage avait au moins le mérite de rappeler que montrer des caractéristiques considérées comme féminines peut vite constituer une menace pour une SDF car dès lors, elle constitue une « proie ». Quand Myriam dissimule son genre, elle y est contrainte pour tenter de garantir sa sécurité. Ces stratégies de défense contribuent davantage à invisibiliser ces femmes.

Le documentaire montre par ailleurs que les associations occupent une place importante dans leur vie. Citons la Halte aux femmes, centre d’accueil de jour réservé aux femmes, qui leur permet de se reposer en toute sécurité et surtout de faire connaissance et de tisser des liens avec d’autres femmes sans-abri autour d’une boisson chaude. Il y a également le Samu Social, qui manque cependant de plus en plus de moyens. La ligne d’urgence du 115 est saturée, ce qui amène Myriam ou Martine à patienter parfois plusieurs dizaines de minutes au téléphone avant d’avoir quelqu’un. Lorsqu’enfin une liaison est établie avec un.e interlocuteur.trice, il leur est fréquemment annoncé qu’il n’y a pas de place pour elles ou qu’elles doivent rappeler plus tard.

Malgré tout, ces femmes semblent avoir une patience et un optimisme sans limites. Il n’est pas question de se laisser abattre ou de perdre son sourire. En attendant de trouver un emploi, de revoir leurs enfants ou simplement d’aller sur Internet, elles se contentent de petits plaisirs du quotidien, comme admirer les vitrines de Noël des grands magasins ou manger un repas chaud au son de la musique d’un téléphone portable.

Le documentaire s’est révélé être un bon support pour lancer la discussion sur le sujet, puisqu’il a suscité de nombreuses réactions. Plusieurs personnes du public ont été gênées par la voix off de la réalisatrice trop présente, exprimant des interprétations qui entravent la construction de l’avis personnel des spectateurs.trices. La méthodologie peut être remise en cause : des questions fermées et orientées qui ne laissent pas la place aux personnes concernées de développer leur pensée et de construire leur discours. La réalisatrice projette ses représentations du féminin et de la maternité sur ces femmes et leurs situations, occultant ainsi un pan entier de leurs réalités. Plus interpellant encore, les problématiques quotidiennes de ces femmes liées à leur condition féminine sont réduites à la frustration de ne pas pouvoir vivre leur féminité. Il a également été reproché les choix de certains plans et des musiques de fond, qu’on peut soupçonner de vouloir nous entraîner dans un pathos malvenu.

Malgré ces critiques, il faut reconnaître le mérite de traiter le sujet des femmes sans-abri à travers quatre portraits très différents, chose assez rare pour être soulignée. Ce documentaire nous permet de percevoir des bouts de vie de ces femmes loin de nos réalités, ces femmes que nous ne voyons pas et qui sont pourtant bien là.

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