FéminiCités au Festival International de Géographie

mardi, février 15, 2022 0 No tags Permalink

En direct de Saint-Dié-des-Vosges – Octobre 2021

Du 1er au 3 octobre, cinq membres du conseil d’administration de FéminiCités se sont rendu.e.s à Saint-Dié-des-Vosges pour le Festival International de Géographie (FIG). Sur le thème du corps, cette édition nous a permis de nous questionner et d’enrichir nos réflexions non seulement sur les questions du corps dans les espaces publics et privés, mais également sur les questions d’intersectionnalité, de racisme et de violence – physique mais aussi institutionnelle – dans le monde de l’urbanisme. 

Vous trouverez ci-dessous un condensé de nos réflexions. Attention, l’ensemble des articles évoquent des discriminations et agressions sexuelles, classistes et raciales. 

N’hésitez pas à nous laisser des commentaires si vous souhaitez poursuivre la réflexion ou si vous avez des questions. 

Racisme et géographies

Aménagement et urbanisme se sont historiquement développés comme des instruments de contrôle des populations. On peut penser, par exemple, aux géographes d’Etat qui définissaient les frontières des pays colonisés ou encore à la planification comme outil de ségrégation raciale. 

Plusieurs chercheur.se.s ont abordé ces questions, notamment Myriam Houssay sur la question de l’apartheid en Afrique du Sud, Linda Boukhris sur le sujet des plantations au Costa Rica ou encore William Acker, juriste et chercheur, auteur du livre “Où sont les gens du voyage?”. 

Très tôt, les outils d’aménagement ont été mis au service du contrôle racial. L’Apartheid, qui a divisé l’Afrique du Sud officiellement de 1948 à 1991, officieusement dès le début du 19e siècle, a vu l’apparition de la ségrégation urbaine, via la construction de “townships”1 : quartiers surveillés et destinés exclusivement aux travailleur.euse.s noir.e.s. 

1/ Le terme township désigne les quartiers dans lesquels les personnes racisées étaient assignées à résidence. Ces quartiers étaient souvent situés en périphérie des villes et manquaient d’équipements et services publics basiques.

Township in Soweto, Johannesburg, 1960s. Source : https://www.news24.com/arts/literature/books-apartheid-labour-reserves-from-native-locations-mining-compounds-to-townships-20201113-2

Ces logiques impérialistes ne se sont terminées qu’avec la fin de l’Apartheid ou l’indépendance (terme qui peut être facilement contesté) des pays colonisés. En effet, en France, la catégorie institutionnelle des “Gens du voyage” (regroupant en réalité une multitude de groupes sociaux différents) représente une population particulièrement discriminée. Cette discrimination s’appuie sur des logiques spatiales. En effet, c’est depuis la loi du 5 juillet 2000, dite “loi Besson”, que se constituent ce que l’on nomme des “aires d’accueil pour gens du voyage”. Cette loi oblige les communes de plus de 5000 habitant.e.s à  dégager un terrain pouvant prévaloir comme aire d’accueil. Soumis à de nombreuses discriminations et afin d’éviter les coûts exorbitants de raccordement et de viabilisation des terrains, les gens du voyage sont souvent logés proches de terrains pollués, de déchetteries, cimetières, etc. Selon l’enquête de William Acker, plus de 81% des aires dédiées aux gens du voyage se situent en dehors de toute zone d’habitation, et 62% sont localisées à proximité direct d’un site polluant2. Leur présence est accordée à la discrétion des élu.e.s et des maires, qui accordent souvent des baux d’un mois à trois mois maximum. Dans les faits, la législation est rarement respectée : les voyageur.euse.s (terme préféré par William Acker) sont autorisé.e.s à rester notamment lorsque les territoires ont besoin de main d’œuvre à bas coût, comme pour la récolte de fleurs. 

Si l’internement des voyageur.euse.s a cessé en 1946, les espaces géographiques et sociaux sont encore empreints des logiques racistes et du contrôle étatique. 

Contrôler l’espace, c’est aussi le standardiser pour répondre aux exigences d’un système capitaliste et raciste. C’est le cas des plantations au Costa Rica, étudiées par Linda Boukhris. 

Y compris quand les pays prennent leur indépendance, les logiques coloniales et impérialistes demeurent. Au Costa Rica, la United Food Company (qui a changé de nom depuis, mais n’a pas été dissoute) fait venir dès la fin du 19ème siècle des travailleur.euse.s de Jamaïque et Trinidad pour travailler dans des conditions de misère dans les plantations. Ces logiques de domination se reproduisent encore aujourd’hui, avec des élites qui profitent de ces systèmes. 

2/ https://rm.coe.int/session-2020-june-webinar-3-education-acker-en/16809ecb37

Résistances

Si l’espace est un moyen de domination, il est également un moyen de résistance. Une résistance qui s’organise au quotidien. 

Au sein de la communauté des voyageur.euse.s, des collectifs de femmes se sont organisés pour revendiquer plus de droits, une résistance qui passe également en s’intégrant dans le système politique, notamment avec l’élection de maires issu.e.s des gens du voyage. 

Durant l’Apartheid, la résistance quotidienne se déroulait au sein des Eglises (qui se positionnaient contre l’Apartheid), puis dans des clubs de tricots, qui étaient des espaces légaux où il était simple de se retrouver sans attirer l’attention. La résistance se tenait aussi dans les bars clandestins ou lors de manifestations, comme celle du 2 septembre 1989, connue sous le nom de “purple rain”, au Cap Town. 

Au Costa Rica, les travailleur.euse.s immigré.e.s se sont appropriés des jardins potagers, une appropriation de la terre et de l’espace, particulièrement significative après des journées de travail dans une plantation. 

Myriam Houssay : “parce que l’espace est un moyen d’oppression, alors il est aussi un moyen de résistance”. 

Suite à ces constats, plusieurs questions émergent concernant notre propre rapport à l’espace : de quelles manières les lieux nous impactent-ils ? Au-delà des opportunités économiques, sociales et culturelles qui dépendent en partie de notre position géographique, la question de la mémoire est également fondamentale. Comment garder la mémoire des lieux où nous avons grandi ? Comment comprendre d’où nous venons, sans comprendre les lieux que nous habitons ?

En Afrique du Sud, il a été choisi de ne pas déboulonner les statues représentant le passé colonial, en revanche, les informations sur ces statues ont été modifiées pour mettre en lumière les pans cachés de l’histoire. Par ailleurs, des grandes figures de la Résistance ont été érigées. Le travail sur la mémoire peut souvent également permettre une réappropriation de nos espaces au moment présent. Le projet touristique Le Paris noir, qui met en valeur l’histoire des noir.e.s à Paris et leur influence sur la société parisienne de l’époque en est une belle illustration. Rendre visibles d’autres imaginaires urbains, d’autres récits est essentiel pour permettre la construction de nos citoyennetés et renforcer le droit à la ville. 

Vous souhaitez en savoir plus sur ces sujets ?

William Acker, “Où sont les gens du voyage?, Inventaire critique des aires d’accueil”, Editions du Commun, 2021 

Cartographie nationale des aires d’accueil : https://visionscarto.net/aires-d-accueil-les-donnees 

Linda Boukhris, géographe, maîtresse de conférences : Boukhris Linda, « La fabrique circulatoire d’un patrimoine national ou la coproduction de la nature au Costa Rica », Autrepart, 2016/2-3 (N° 78-79), p. 257-275. DOI : 10.3917/autr.078.0257. URL : https://www.cairn.info/revue-autrepart-2016-2-page-257.htm

Myriam Houssay, professeure de géographie : Alain Gascon, « Houssay-Holzschuch, Myriam. – Le Cap ville sud-africaine. Ville blanche, vies noires »,   Cahiers d’études africaines [En ligne], 172 | 2003, mis en ligne le 02 mars 2007, http://journals.openedition.org/etudesafricaines/1550https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.1550

Géographie de la violence

Aborder la question des violences sexuelles sous le prisme du rapport à l’espace et à son propre corps nous permet de comprendre plus finement les implications de ces violences sur les corps et les esprits des femmes. En effet, comme l’a montré la chercheuse et cadre pédagogique au CFTS La Rouatière Eva San Martin, qui a réalisé sa thèse sur la spatialisation des violences conjugales, les femmes victimes de violences conjugales subissent une double violence : à la fois une violence localisante, car elles sont assignées au territoire de la violence conjugale, et dans le même temps une violence délocalisante car elles sont dépossédées de leurs personnes, subjectivités et identités propres. 

S’interroger sur les relations entre espaces privés / publics et la notion d’espace-corps (introduite par Eva San Martin) nous permet également de mieux comprendre le continuum entre espace privé et espace public. Lorsque les femmes victimes de violence sortent, leur présence dans l’espace public est négociée, surveillée, encadrée : elles réalisent des activités utilitaristes pour les enfants, le foyer, etc. 

Les femmes victimes de violences ont des corps en dehors de l’Etat de droit : la sphère privée est ignorée, minorée par les pouvoirs publics alors même que celle-ci est déterminante pour comprendre les déplacements dans les espaces publics. Eva San Martin fait le constat d’un sentiment d’insécurité globale au sein du foyer où les violences sont commises. On voit alors le continuum des violences de l’espace privé à l’espace public, et comment repenser l’aménagement des espaces privés et publics de manière à prévenir des violences. Même s’il est évidemment souligné que seul l’aménagement de l’espace ne suffirait pas à diminuer les violences conjugales, et plus généralement, les violences faites aux femmes.

Ce lien entre corps et territoire est exacerbé en temps de guerre, comme le démontre Cécile Coudriou, présidente d’Amnesty International France. Le viol est utilisé comme arme de guerre pour conquérir un territoire. En effet, les femmes représentant l’avenir d’une communauté, les violer contribuent à la détruire. Il existe également un tabou quant aux sévices sexuels contre les hommes en temps de guerre. Sur ce sujet, C. Coudriou recommande le documentaire Voyage en barbarie (2014).

Dans “Une culture du viol à la française”, publié en 2020 aux éditions Libertalia, Valérie Rey-Robert démontre comment le viol repose sur une culture spécifique qui ignore et modèle les notions de consentement. Une notion de consentement qui, jusqu’en 2018, ne figurait que dans les lois contre le viol de 9 pays européens. 

Vous souhaitez en savoir plus sur ces sujets ?

Evangelina San Martin. La dimension spatiale de la violence conjugale. Géographie. Université Michel de Montaigne – Bordeaux III, 2019. Français. NNT : 2019BOR30031 . tel-02898938 
Valérie Rey-Robert (2020), Une culture du viol à la française, Libertalia

Les femmes à la conquête


de l’espace public

Corinne Luxembourg a présenté le projet de recherche-action des Urbain.e.s, à Gennevilliers, pour que les femmes se réapproprient les espaces du quartier. Avec son équipe, iels ont élaboré plusieurs leviers de recherche de manière à la rendre attractive pour les citadin.e.s, comme celui de la roulotte. Plutôt atypique comme objet dans l’espace, ce stand mobile a permis d’attirer les habitant.e.s : cette alternative à la recherche par questionnaire lambda car ce sont les habitant.es qui venaient par curiosité à la roulotte. Le fait de changer d’endroit tous les jours à générer encore plus de questionnements pour les citadin.e.s, qui venaient juste voir, boire un café et échanger avec l’équipe de recherche. 

La doctorante Eugénie Le Bigot nous a présenté sa recherche comparée entre l’Angleterre, à Plymouth, et la France sur les pratiques des femmes dans les espaces publics. Un de ses axes concerne les stratégies d’habillement, selon les lieux fréquentés et les heures. Elle souligne qu’en comparaison avec la France, la culture anglaise est bien plus tolérante face aux styles vestimentaires non-normés. Cela ne veut pas dire que la société est moins sexiste en Angleterre qu’en France, mais que les normes vestimentaires sont différentes, et donc les stratégies d’habillement également. En Angleterre, sortir en pyjama n’entraîne pas de regards insistants. Si les femmes là-bas sortent en mini jupe et abordent un maquillage très marqué le soir, les stratégies de sortie s’axent autour du groupe. En effet, comme l’explique Eugénie Le Bigot, les femmes en Angleterre sortent toujours en groupe, c’est une stratégie de sortie dans les espaces publics généralisée. 

Léa Delmas, co-fondatrice de FéminiCités, est revenue sur la nécessité de créer une association traitant d’un sujet qui a été (et qui est toujours) absent des formations en urbanisme et aménagement : l’intégration de la perspective du genre dans les projets. Prenant comme exemple un projet de l’association, à Bagneux, elle souligne la pertinence, dans ce contexte, de former un groupe d’habitantes à la prise de décision. Comme l’a rappelé Léa Delmas, depuis sa création, l’association a mené diverses actions pour sensibiliser les acteurs en urbanisme, mais aussi le grand public sur l’inclusivité dans la ville.

festival feminicites
En direct de la conférence, ©FéminiCités

Vous souhaitez en savoir plus sur ces sujets ?

– Léa Delmas, co-fondatrice de FéminiCités 
– Eugénie Le Bigot – Pratiques de femmes dans les espaces publics, représentations, stratégies corporelles et inégalités sociales – ESO Caen 
– Luxembourg C., Labruyère D. et Faure E. (dir.), 2020, Les sens de la ville, Pour un urbanisme de la vie quotidienne, Le Temps des Cerises, 512 p.

Corps indésirables,

corps invisibles   

Milan Bonté mène ses recherches sur l’accessibilité des espaces métropolitains aux corps trans, notamment à Londres, Paris et Rennes. 

Concernant sa méthodologie, il fait état d’une sur-enquête des personnes trans au Royaume-Uni, fortement demandées et mobilisées pour des recherches. Comment ne pas sur-solliciter ses enquêté.es, tout en menant à bien ses recherches ? Il a donc mis en place une  méthodologie inclusive et participative pour ménager au mieux le temps sollicité : un journal de bord est confié aux personnes enquêtées afin qu’iels retranscrivent leurs vécus, à leur rythme et selon leur volonté. 

Milan Bonté souligne une forte invisibilisation des corps trans dans l’espace, qui consiste à normaliser leurs corps selon des normes binaires. Ce phénomène est inscrit dans les politiques publiques. Pour le cas de Paris, l’acceptation institutionnelle des corps trans se joue essentiellement dans les évènements festifs, touristiques pour la vitrine “LGTBQIA+ friendly” de la ville. Les “politiques trans” plus volontaristes, comme le créneau de piscine en non-mixité, ne sont pas mises en valeur, notamment parce qu’elles concernent des corps trans moins désirables pour la société, par exemple les travailleur.euses du sexe porteur.euses du VIH. L’association Acceptess-T effectue par ailleurs un travail d’accompagnement conséquent pour ces personnes trans. 

Muriel Froment Meurice travaille sur les opérateurs et ingénieurs de la ville : elle s’attache à analyser les politiques publiques qui excluent, forment des corps et des usages indésirables. Par exemple, la RATP cartographie les points de son réseau où se trouvent les PSIE, un acronyme désignant les “personnes stationnant indûment dans nos espaces”. Un terme employé en “off” par la RATP. Il s’agit alors de mettre en mouvement ces populations indésirables, de leur empêcher de stationner, notamment grâce à du mobilier hostile

Laura Bouillette, doctorante en géographie à Migrinter (Université de Poitiers), étudie la situation des migrant.es en Grèce, plus particulièrement à Athènes. Alors que 3 milliards d’euros sont versés depuis 2015 à la Grèce, des pratiques illégales sont mises en place par les pouvoirs publics pour cadrer, enfermer les populations migrantes. Cela se traduit dans le discours officiel, comme celui du ministre de la santé et des migrations qui fait en sorte que la situation soit invivable afin que les migrant.es pour que celles et ceux-ci quittent le territoire. Plus concrètement, il s’agit d’empêcher l’accès à des centres d’hébergement, ainsi que de mettre en difficulté l’accès à de la nourriture et des soins.
Les trois recherches des intervenant.es s’accordent sur l’invisibilisation de ces populations, et de leur gestion par leur mise en circulation : celles-ci ne doivent pas être présentes dans l’espace public, au nom de l’image touristique de la Grèce par exemple. Ces politiques d’indésirabilité engendrent pourtant des coûts, peut-être plus importants que ceux d’un accompagnement de ces mêmes populations, mais restent privilégiées par certains pouvoirs publics

Vous souhaitez en savoir plus sur ces sujets ?

– Milan Bonté, thèse en préparation : Transidentités et espaces publics métropolitains : négocier un accès à la ville de Paris et à Londres. Interview (2020). 

– Laura Bouillette, thèse en préparation :Etre réfugiés sans-abris en Grèce : pratiques habitantes des réfugiés statutaires en situation de précarité extrême

– Muriel Froment-Meurice, maîtresse de conférence. Thèse : Produire et réguler les espaces publics contemporains : Les politiques de gestion de l’indésirabilité à Paris.

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