Lucence Ing et Fanny Helleu
Mardi 8 novembre, premier mardi de FéminiCités ! Nous sommes impatientes d’animer ce premier atelier, un apéro-lecture autour du thème de la non-mixité dans les espaces militants. Lorsque nous arrivons devant le bar, une demi-heure avant l’heure de rendez-vous donnée à nos adhérent.e.s, nous voyons tout de suite que la soirée ne va pas se dérouler aussi bien que nous l’avions rêvée : le bar est en effet fermé, le gérant ne répond pas à son téléphone. Gros coup de stress, mais nous trouvons un plan B : une brasserie dans laquelle il y a des fauteuils confortables et des bières pas trop chères.
Notre groupe est composé de neuf personnes (grâce à notre super équipe documentaire qui a accepté de se joindre à nous !), cinq femmes, quatre hommes. Un apéro-lecture en mixité donc ! Il semble que le sujet intéresse aussi ceux qui n’ont pas accès à ces espaces militants non-mixtes. Cependant, au niveau de la prise de parole, ce sont trois hommes et deux femmes qui parlent le plus. Le temps de parole des hommes est d’ailleurs plus long que celui des femmes. Au sein même de notre atelier qui vise à explorer les intérêts – et aussi les inconvénients – de la non-mixité, la parole se voit prise par des hommes blancs. Par ailleurs, l’une des femmes qui ne parle pas du tout est une femme racisée.
Très rapidement le débat se porte sur la non-mixité aujourd’hui, dans les combats féministes contemporains dont les enjeux se situent davantage sur le plan des normes sociales que sur le plan juridique. A la lecture du premier texte, on n’aborde presque pas la non-mixité d’un point de vue historique, dans les luttes féministes des années 1970, dans les luttes des afro-américain.e.s des années 1960. La question de l’apparition et de la revendication de des espaces non-mixtes est peu discutée, les participant.e.s ne remettant pas en cause leur nécessité car ils sont des espaces d’autonomisation, d’auto-émancipation, de libération de la parole et d’empowerment. L’extrait d’Excluded, écrit par l’activiste transféministe américaine Julia Serano, nous permet d’approcher la non-mixité par deux concepts qu’elle distingue : la diversité et l’hétérogénéité. Le premier fait référence à des critères qu’on peut ranger dans des catégories socialement définies telles que le genre, la religion, la race, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, l’âge, etc. ; le second permet de faire appel à d’autres traits existants qui constituent l’individualité de chacun.e, telle que l’enfance, la famille, l’éducation, le lieu d’habitation, mais aussi la personnalité, les centres d’intérêts, les croyances, les expériences, les aspirations et leurs obstacles. Selon Julia Serano, dans les mouvements féministes et queers aux approches qui se veulent inclusives, la volonté d’amener de la “diversité” tend à laisser penser qu’on peut former un groupe où les personnes sont différentes en surface, mais se comportent de la même manière, ont les mêmes opinions, partagent les mêmes expériences et perspectives. Tandis que le concept d’hétérogénéité permettrait de mieux appréhender les différents vécus, propres à chaque individu, et de favoriser les dynamiques d’inclusion.
Bien que la lecture de l’extrait d’un texte de Christine Delphy nous rappelle l’importance des espaces non-mixtes dans les mouvements de luttes féministes, lors des échanges le débat glisse vers les limites des critères actuels de la non-mixité : chaque personne a en réalité un vécu unique, subi des oppressions qui lui sont spécifiques, et, à force de se séparer en fonction de ses propres particularités, on finit par être trop divisé pour lutter. On évoque également le risque que la non-mixité cantonne les femmes à des “dossiers politiques de femmes” pour lesquels les hommes ne seraient pas concernés. Ces derniers auraient par conséquent en toute logique eux aussi des dossiers dits “d’hommes” dont les femmes seraient alors exclues. Ce qui renforce par ailleurs une lecture binaire des questions de genre.
Ce qui amène la lecture d’un autre texte, extrait d’un article de Stéphanie Mayer, qui prône le passage d’une non-mixité entre un “Nous Femmes” à une non-mixité entre un “Nous Féministes”. Pour l’auteure, il ne s’agit plus de voir la non-mixité basée sur des identités auxquelles se rattacheraient des expériences et des vécus semblables d’un individu à l’autre. En particulier l’identité de “femme”, qui est autant plurielle qu’il y a de femmes, rendant les frontières d’un “Nous Femmes” difficiles à définir, son contenu aussi. Sans parler des limites essentialistes du féminisme cisgenre, hétéro et blanc, critiqué de longue date par les mouvements intersectionnels et queers. Ces derniers proposent leurs propres espaces non-mixtes sur des critères plus fins, en reproduisant la même mécanique. Or, toutes les femmes noires n’ont pas le même vécu, toutes les femmes lesbiennes non plus, etc. En somme, il est certain que les femmes se retrouvent toutes dans des rapports sociaux de domination en leur défaveur, mais chacune différemment. Stéphanie Mayer propose plutôt une non-mixité basée sur le partage d’engagements féministes qui portent un projet politique autour duquel se solidariser. Il s’agit de s’allier sur ce qui motive politiquement les individus, à savoir des buts communs de lutte contre un système patriarcal et cis-hétérosexiste. Ce “Nous Féministes” s’intéresse moins à ce qui fonde collectivement le mouvement qu’à ce qu’il cherche à faire, sa vision. Il regrouperait alors toutes les personnes souhaitant former une coalition pour atteindre des objectifs politiques. Pour l’auteure, ce “Nous Féministes” permet de dépasser “l’univers des luttes spécifiques des femmes” pour proposer une analyse féministe de toutes les questions sociétales.
Nous finissons sur une touche d’humour avec le choix d’un participant qui est militant féministe depuis des dizaines d’années. Il nous lit l’extrait d’un article rédigé par un homme s’insurgeant contre les réunions non-mixtes féministes. “Voilà, on en est encore là”. En 2016. La discussion qui suit nous amène à remettre l’accent sur ce qui dérange les dominant.e.s, en réalité, dans la non-mixité : le fait que les dominé.e.s prennent du pouvoir, puisqu’il.elle.s déterminent un espace propre dans lequel ne sont pas accepté.e.s les dominant.e.s. Finalement, il est peut-être grand temps de travailler à ce “Nous Féministes” et de penser à des stratégies de contamination à grande échelle !
Références des extraits lus :
- Christine Delphy, La non-mixité : une nécessité politique sur Les mots sont importants. http://lmsi.net/La-non-mixite-une-necessite
- Julia SERANO, Excluded : Making Feminist and Queer Movements More Inclusive, chapitre 17 “Expecting heterogeneity”
- Article troll : Indymedia, “Y’en a marre de la non-mixité !”
- Stéphanie MAYER, “Pour une non-mixité entre féministes”