Le 13 octobre dernier, lors d’une session live de 35 heures, l’émission Touche Pas à Mon Poste, animée par Cyril Hanouna et diffusée sur D8, a été le théâtre d’une agression sexuelle. Jean-Michel Maire, un chroniqueur régulier de l’émission, encouragé par ses collègues présent.e.s sur le plateau, a embrassé les seins de Soraya Rifi, une invitée de l’émission, bien que celle-ci ait plusieurs fois refusé le baiser. Jean-Michel Maire n’a pas pris en compte ce refus et a donc outrepassé le consentement de Soraya Rifi sous les applaudissements des spectateurs.trices.
L’indignation d’une partie du public, et le signalement de l’émission plus de 250 fois au CSA en à peine quelques heures a amené Cyril Hanouna à revenir sur l’agression le 17 octobre. A cette occasion, Soraya Rifi a eu l’occasion d’exprimer son ressenti et de rappeler son refus. Pourtant, le reste de ce temps de l’émission a été consacré à une indigne tentative de justification de Jean-Michel Maire, de minimisation de l’acte, de culpabilisation de la victime et de pression exercée sur cette dernière par le biais de l’instrumentalisation de la voix du public(1). Tout s’est passé comme si l’acte ne méritait pas l’indignation qu’il avait suscité alors même qu’il correspond exactement à la description par le code pénal du délit d’agression sexuelle, délit passible de 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende(2).
Notre association, il y a moins d’une semaine, avait alors décidé de réagir et de participer à la mobilisation qui s’était dessinée autour de l’agression dont a été victime Soraya Rifi. Nous avons lancé une pétition(3) qui a pu atteindre 500 signatures en moins de 24h, et qui a permis, à notre humble niveau, de participer à la sensibilisation autour de ce qui s’est passé, mais aussi plus largement de sensibiliser à l’enjeu que représente le traitement des agressions sexuelles dans les médias de masse.
Soraya Rifi a décidé de ne poursuivre pénalement ni Jean-Michel Maire, ni la chaîne D8. Cette décision, quel que soit son motif, doit être respectée et le soutien que veut porter notre association à toutes les victimes des violences sexistes implique de ne jamais remettre en cause leurs choix à ce sujet. Il nous paraît néanmoins important d’exposer dans cet article les raisons pour lesquelles, selon nous, celles.eux qui luttent contre les violences sexuelles ne peuvent pas se taire quand une affaire comme celle-là éclate.
Entre 2014 et 2015, l’Observatoire National des Violences faites aux Femmes (observatoire dépendant du ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes) recensait près de 32 000 agressions sexuelles (dont 12 000 viols) constatées par les forces de l’ordre, dont 85% des victimes sont des femmes(4). Il ne s’agit pourtant que des cas où il y a dépôt de plainte, c’est à dire une minorité (il faut se rappeler que dans le cas du viol, 11% seulement des victimes portent plainte)(5). Si on cherche à se rapprocher de la réalité, l’enquête sur la Sexualité en France menée par l’INED en 2008 donnait le chiffre de 21% des femmes de 18 à 64 ans déclarant avoir été victimes au moins une fois d’une agression à caractère sexuel(6).
Ces quelques chiffres sont énoncés ici pour rappeler une réalité : les agressions sexuelles visant les femmes ne sont pas des incidents isolés mais un phénomène d’ampleur, d’une ampleur telle qu’il faut le concevoir non pas comme un “accident” mais comme une émanation de la société dans laquelle nous vivons. Cette société, c’est celle du rappel quotidien dans les médias, la publicité, les discours politiques et ceux de la vie de tous les jours que le corps des femmes est encore largement socialement perçu comme “accessible” sans qu’il soit nécessaire de rechercher le consentement.
Différentes enquêtes(7) ont largement montré que le discours minimisant la gravité des violences et agressions sexuelles ou l’importance du consentement était aujourd’hui largement répandu dans l’opinion publique. A ce titre, l’émission du 17 octobre de Touche Pas à Mon Poste constitue un triste exemple de la façon dont les agressions sexuelles sont traitées par les médias, d’une manière qui renforce ce qui est appelé la “culture du viol”(8). L’ensemble de l’émission a été un exercice de décrédibilisation de Soraya Rifi, de son expérience et de sa parole, mais aussi un plaidoyer pour l’innocence de l’auteur des faits, et ce alors même que son acte a été commis aux yeux de tou.te.s.
La question du traitement des agressions sexuelles par les médias est une question grave. La télévision, comme le cinéma, la littérature, la musique ou les jeux vidéos, participent à former aujourd’hui notre vision collective du monde, nos repères éthiques et idéologiques. Une émission comme Touche Pas à Mon Poste, qui est visionnée tous les jours par des centaines de milliers de téléspectateurs, a un impact énorme sur la banalisation de certaines réflexions ou de certains comportements. Au-delà du cas particulier qui a fait l’objet de la polémique, l’agression qu’a commise Jean-Michel Maire, et la façon dont il a été “lavé” de sa responsabilité par l’émission, participent à répandre l’idée qu’il est normal de se passer du consentement d’autrui dans le cadre d’un geste sexuel, qu’il est normal de culpabiliser celles.eux qui pourraient vouloir répondre et qu’il est normal de n’en être jamais inquiété. Ce sont des idées comme celles-là qui sont responsables au quotidien de nombreuses agressions, que ce soit dans la sphère privée ou dans l’espace public.
En effet, pour une association comme FéminiCités, qui lutte pour un accès de tou.te.s à l’espace public, et contre le patriarcat qui contribue à nier ce droit collectif, dénoncer la culture du viol et les agressions sexuelles dont sont victimes les femmes et les personnes LGBTQ+, c’est combattre le sexisme bien au delà du domaine culturel. Combattre les idées qui permettent aux agressions sexuelles de proliférer dans l’impunité, c’est contribuer à faire de l’espace public un lieu plus accueillant pour tou.te.s. Le harcèlement de rue, les agressions et attouchements dans les lieux publics dont sont victimes les femmes sont en effet encouragés par des spectacles d’impunité et de minimisation comme celui qu’a donné Touche Pas à Mon Poste.
Traiter de façon responsable la question des agressions sexuelles est pourtant possible. L’Institut National de la Santé Publique du Québec, sur son site Internet, a par exemple mis en avant une série de recommandations visant à “assurer une meilleure compréhension des agressions sexuelles”(9). Il y est mis en avant la nécessité de donner la parole aux victimes, de traiter le sujet comme un sujet social (et non isolé) mais aussi d’éviter tout langage ou expression tendant à renverser la culpabilité, à faire de la victime la personne responsable de son agression.
Si l’on veut espérer combattre réellement la culture du viol et la prolifération des agressions sexuelles dont les femmes sont massivement victimes, il est nécessaire de ne pas laisser passer sans les dénoncer les agissements comme ceux dont s’est rendu coupable Jean-Michel Maire, avec la complicité des chroniqueurs.euses de Touche Pas à Mon Poste, de Cyril Hanouna et de la chaîne C8. Si cette affaire concerne d’abord la victime, Soraya Rifi, elle nous concerne également tou.te.s parce qu’elle est, qu’on le veuille ou non, diffusée aux yeux de tou.te.s, comme une incarnation de la façon dont les agressions sexuelles sont traitées par notre société. Pour cette raison, FéminiCités continuera à lutter contre la culture du viol, quelque soit le théâtre de son expression, à la télé comme dans la rue, dans l’espace public comme dans l’espace privé.
Notes
1. https://www.buzzfeed.com/davidperrotin/tpmp-comment-minimiser-une-agression-sexuelle-en-9-lecons
2. Voir article 222-22 du code pénal: “Constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise.”
3. http://www.mesopinions.com/petition/politique/suite-agression-sexuelle-tpmp-mobilisons/25627
4. http://stop-violences-femmes.gouv.fr/IMG/pdf/Lettre_ONVF_8_-_Violences_faites_aux_femmes_principales_donnees_-_nov15.pdf
5. http://femmes.gouv.fr/wp-content/uploads/2014/03/Egalite_Femmes_Hommes_2014.pdf
6. https://www-cairn-info.acces-distant.sciences-po.fr/enquete-sur-la-sexualite-en-france–9782707154293.htm
7. Voir par exemple: http://www.memoiretraumatique.org/assets/files/campagne2016/Resultats-Enquete-Ipsos-pour-Memoire-Traumatique-et-Victimologie-Les-Francais-et-les-representations-sur-le-viol.pdf
8. Pour un exemple de définition détaillée du concept de culture du viol, voir les articles suivants sur le blog “Crêpe Georgette”: http://www.crepegeorgette.com/2016/04/08/culture-du-viol/ et http://www.crepegeorgette.com/2013/03/20/comprendre-culture-viol/
9. https://www.inspq.qc.ca/agression-sexuelle/medias/traiter-des-agressions-sexuelles-dans-les-medias